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18 mai 2006

Le taxi Thaï

La ville s’étouffe d’elle-même. La chape de plomb écrase humains et animaux. La moiteur s’immisce dans chaque interstice de la peau. Les êtres vivants respirent à travers le crachin de la pollution citadine. Les exhalaisons des égouts et des canaux se mêlent aux parfums des plats exotiques préparés à même la rue. Une foule disparate affairée ou nonchalante, en sarong ou pantalon de ville, tongs ou chaussures de sport-ville, chemisette ou complet-veston se croise, s’échange pièces et billets, mange attablée à des échoppes de fortune, rabat les touristes farangs rendus méfiants par le crépuscule tombant. La pétarade des motos et mobylettes, des tuk-tuks et des bus à échappement noirâtre, s’amalgame à la cacophonie confuse de la rue et du marché de nuit. Dans cette atmosphère baroque et habituelle, stimulant les cinq sens en les mêlant l’un à l’autre pour la rendre particulière à ce lieu et à cette ville, ils ne pouvaient qu’être gagnés par une double contradiction : s’y fondre intimement et pourtant avoir envie de fuir par le premier avion, comprendre et intégrer la culture et pourtant ressentir une infinie étrangeté dans laquelle la moindre volonté d’intégration serait illusoire.

Ils avaient décidé de partir. Lui parce que sa passion l’amenait à explorer d’autres horizons, elle parce que le tiraillement entre attirance et refoulement était devenu trop fort. Elle était arrivée trois mois plus tôt, enfin libérée pour le rejoindre dans ce qu’elle imaginait être un paradis tropical. Lui était là depuis presque deux ans, se mêlant doucement à l’âme du pays tout en restant étranger à sa vie même, tout entier absorbé par ses préoccupations professionnelles. Il parle et écrit la langue vernaculaire maintenant aussi bien que la plupart des natifs de la mégalopole, ressent et apprécie à leur juste valeur les signes, attitudes, gestes, regards, connaît les variations subtiles gustatives des plats locaux et nationaux, défie les pièges guettant chaque étranger aux détours des trottoirs et des venelles. C’est lui qui, subrepticement, la guide dans cet écheveau qu’elle a encore du mal à traduire et interpréter. Elle a malgré tout cette impression de rester maîtresse de ses décisions, et lui sait gré de cette délicatesse. Sa peau à lui est laiteuse immaculée le rendant fort aux yeux de ceux, la majorité, qui voient dans la blancheur de l’occidental la clé de la réussite sociale et individuelle. Son teint à elle est d’une jolie couleur havane claire trahissant des origines hybrides et plurielles. Elle est riche de sensibilités et de générosité, toute en discrétion et finesse et elle se sent rejetée par cette société qui l’attire cependant tellement. Rejetée non pas parce qu’étrangère, mais parce qu’indigne d’être étrangère.

Le taxi est arrêté depuis quelques minutes seulement. Le moteur ahane. Ils se regardent. Se sourient. Elle est belle dans sa candeur moirée. Il est beau dans sa fausse modestie candide. Il sait où il va, du moins il croit savoir. Elle ne sait pas où ils vont. Elle ressent néanmoins intensément que c’est sa force à elle dont il aura besoin bientôt. Ils sont comme sauvageon et sauvageonne à apprivoiser, terriblement indépendants. Les quelques passants qui surprennent furtivement ce moment au travers des vitres du véhicule aux bandes rouges et bleues se recroquevillent un peu plus sur leur course immédiate de l’instant. De son regard à lui sourd une intense volonté, de sa douceur à elle surgit l’immanence. L’instant dure longtemps, suspendu, étalant la transition temporelle dans la continuité de leurs deux êtres. Dans l’extrême volupté du moment se révèle graduellement autre chose. D’abord infime improbabilité. Puis quelque chose d’indéfinissable issu de l’ensemble des sensations touffues et entremêlées depuis leur départ de l’appartement qui leur tenait lieu de résidence. Puis l’évidence même : l’imprévu était là, détournant leur belle détermination et leur force.

Le chauffeur est sorti quelques moments plus tôt, s’excusant de devoir soulager un besoin urgent avant de s’engager sur le boulevard principal qui les mènerait vers l’aéroport. La porte par laquelle il s’est engouffré déverse régulièrement sur le trottoir des individus mâles divers et variés. Le chauffeur ne réapparaît pas. Elle jette un œil vers le compteur du taxi qui continue de tourner. « Zarbi », lui dit elle en souriant. Regardant à son tour le compteur, il répond comme à son habitude par un oui bref et léger, incrédule. Quelques véhicules gênés par le taxi garé dans l’entrée de la station service klaxonnent avant de se faufiler dans la file ralentie par le trafic intense. Il regarde sa montre. Ils n’ont pas vu passer le quart d’heure authentifié par la montée du tarif de la course indiqué du compteur. Que fabrique donc le bonhomme ? Ils ne risquent pas trop encore de rater l’avion, encore une heure avant la fin de l’enregistrement. Mais surtout, il ne leur restera pas assez de liquide pour payer le taxi pour peu que ce satané chauffeur leur réclame le prix affiché. Peut être lui est il arrivé quelque chose à ce chauffeur ? Que veux tu que l’on fasse ? Alerter quelqu’un ?

C’est lui qui prend la décision. Les bagages sont dans le coffre qui ne fermait pas bien. Deux grosses valises, un gros sac, et deux sacs à dos. Tout leur univers matériel tient dans ces trente kilos enfermés sous la tôle. Impossible d’ouvrir le coffre. Il n’avait pas le souvenir qu’il avait été verrouillé. Son calme commence à s’émietter sous l’inquiétude naissante. Il réessaye deux fois, sans succès. Il se rappelle la difficulté qu’ils avaient eue à le refermer quand ils étaient montés dans le taxi. Le chauffeur avait dû sortir pour les aider, et claquer plusieurs fois pour y arriver. Bon, on devrait y arriver, le mécanisme est un peu vieux, tout simplement. Il retourne le mécanisme doucement et appuie, les gonds grincent enfin à la quatrième tentative, révélant leurs bagages. Ils se retrouvent rapidement sur l’embranchement menant au boulevard, non sans s’être retournés plusieurs fois vers le taxi bleu et rouge pour s’enquérir du retour tardif possible de leur chauffeur disparu. Ils préfèrent tourner l’angle du bâtiment et s’éloigner d’une bonne centaine de mètres dans la rue suivante, invisible depuis la station service. Un autre taxi libre ne devrait pas tarder de toute façon à les prendre. On ne reste rarement plus de 2 minutes à attendre dans cette partie de la ville. Comme à son habitude, elle attend docilement qu’il en hèle un et lui indique par la portière arrière gauche leur destination. Il ne bouge pas, les yeux tranquilles fixés sur elle. Il est bien, n’est plus inquiet. Quoiqu’il en soit, ils sont là, tous les deux, et c’est bien. Quand elle s’en aperçoit, les taxis libres défilant mystérieusement devant eux sans s’arrêter, quelques gouttes commencent à tomber. Leurs regards de nouveau se croisent et ne se quittent plus jusqu’à ce que la pluie tropicale drue et intense ne les oblige à s’engouffrer avec leurs 2 valises et leurs sacs dans le véhicule rouge et bleu suivant dont le coffre ferme mal. C’est elle qui indique la destination au chauffeur surpris. Ils retournent à l’appartement. Ils savent maintenant que le contraire était impensable. Le compteur a continué de tourner…

Bankgok, octobre 2005

Commentaires

Bonjour
Remarquablement écrit. La lecture m'a entièrement absorbé.

Écrit par : Rony | 19 mai 2006

Merci de ce très joli texte.

Écrit par : MarianneKipleur | 19 mai 2006

Merci surtout à vous pour vos encouragements !

Écrit par : xavierd | 21 mai 2006

Bankgok .
Comme je les comprends !
Je connais moins bien la Thaïlande que le Viet Nam , mais les deux semaines que j'y ai passé m'ont vraiment séduit même si je préfère Hanoï .
L'Indochine , ex française ou non , a un charme extraordinaire .
Si je préfère Hanoï , c'est surtout pour la gentillesse de ses habitants , leurs sourires , leur générosité .
La prostitution n'y existe pratiquement pas .Nous avons fait plusieurs excursions où nous étions les seuls européens .
Les Vietnamiens qui faisaient le voyage avec nous ne savaient quoi faire pour nous faire plaisir , nous faisant en particulier gouter tout ce qu'ils avaient emmené ou acheté , nous servant de guide à chaque pas sans qu'on leur demande ..
A Bankgok , les touristes sont moins bien respectés , aimés .
Mais je reviendrai en Thaïlande avec plaisir .

Écrit par : Jean | 21 mai 2006

j'aime infiniment la Thailande... merci de m'y replonger avant mon départ ! je suis là-bas comme un poisson dans l'eau si ce n'est un oiseau puisque j'y prépare mon nid !

Écrit par : holly-Ivy | 31 octobre 2006

Je viens de passer chez Holly et j'arrive sur ce très beau texte

merci xavier

noelle

Écrit par : noelle | 01 novembre 2006

Ah le taxi thai quelle expérience!

Écrit par : Thai Radio | 06 février 2007

Les commentaires sont fermés.