05 juillet 2007
Le carreau patates
... Il la regardait s’éloigner maintenant avec surprise. Toute la matinée, Judex et Rose-Améline avaient travaillé à l’arrachage des racines dans le carré jouxtant la bananeraie, ne s’arrêtant que pour se désaltérer, ne s’échangeant que de rares paroles. Leurs yeux s’étaient pourtant croisés fréquemment, en disant plus long que d’éventuels discours. Il était tout à coup surpris de la trouver là, alors que la matinée avait avancé en sa compagnie. Il réalisait le chemin parcouru depuis la veille, sans que rien n’ait été dicté d’une manière ou d’une autre...
Ca s’était passé naturellement, elle l’avait suivi après le départ d’Amilcar, et elle était venue partager sa couche là-haut, sous les étoiles, à l’abri des bambous... Une longue partie de la nuit avait été dépensée en discussions sur le présent, le passé, l’avenir, les hommes, l’homme, la vie, leurs vies, leur vie. Et ils avaient mêlé leurs bouches puis leurs corps, comme si cela avait été inscrit depuis la nuit des temps, se rendant compte sans difficulté qu’ils étaient faits l’un pour l’autre. Le sommeil qu’ils s’étaient permis avait été très court, ce qui ne les avaient pas empêché d’unir leurs efforts dès le matin pour en finir avec le carré où devaient être plantées les patates.Elle avait maintenant disparu derrière le rideau des acacias qui bordait le chemin du bas, et il reprit le labeur interrompu, espérant bien arriver à déterrer la souche sur laquelle il s’acharnait depuis plus d’un quart d’heure. Il ne pensait plus. Son attention était toute entière fixée sur le sol et la pioche qui commençait à lui meurtrir la paume de la main droite. Entre deux coups, la vision de Rose-Améline se surimposait et lui arrachait un sourire sur son visage qui pourtant grimaçait la seconde d’avant.
Le nettoyage du champ était maintenant bien avancé. Il ne restait que quelques mètres carré encore encombrés par les restes de défrichage, avant de se retrouver devant les manguiers. Tout en faisant craquer la racine qui commençait à céder sous les coups répétés, il se rendait compte que son esprit restait vide, incapable de formuler la moindre pensée soutenue, la moindre réflexion construite. Il le laissait errer dans des nimbes immatérielles, lui faisant entrevoir ce que pouvait être le bonheur absolu. Il voguait dans un nirvana fait de lumière douce, de sons feutrés, et de sensations chatoyantes, puis, l’instant d’après, sursautait au choc sourd de l’outil heurtant un galet, surpris de la violence qui pourtant était le fruit de sa propre action...
21:35 Publié dans Coin Fiction | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : vive la vie, nouvelle, Nouvelles et textes brefs, écriture