Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

26 avril 2007

Jardin secret

Les nuages de la fin de matinée commençaient à recouvrir les cimes, et le vieux se dirigea, muni du rouleau de gros câble électrique vers les habitations de Bois-Rouge en contrebas. Il abandonna le rouleau dans un fossé au dessus de la case de Rose-Améline, et entra. Dehors traînaient encore quelques restes de la veille. L’intérieur exhalait le malaise, l’abandon, malgré la propreté, le calme, la paix qui se dégageait de la pièce petite et claire au milieu de laquelle une table en bois blanc semblait chuchoter au visiteur impromptu des paroles de bienvenue et d’accueil. La jeune femme avait dû s’éloigner pour chercher de l’eau à la source ou pour aller se procurer quelques légumes pour le repas de midi. Le silence remplissait l’atmosphère, parfois interrompu par des aboiements issus des autres cases, ou par un souffle léger s’engouffrant entre les feuilles des quelques arbres entourant la case. Lavergne se laissait gagner par cette paix, lui qui pourtant baignait déjà habituellement dans la solitude. Il alla se servir dans le baquet de réserve d’eau de quoi étancher sa soif après les heures de travail fournies dans la matinée. Au fond de la pièce, il entrevoyait  le réduit qui avait été le domaine privé de celui qu’il aimait appeler le rêveur, en opposition à sa soeur, dont le tempérament ne supportait au contraire que le terre à terre. Il savait que ce tempérament n’était qu’une apparence et que Rose-Améline gardait quelque part dans le fond de son coeur un jardin secret fait d’imaginaire et d’idéal. La partie de la pièce qu’il apercevait par la porte restée entrouverte dégageait une sensation de froid intense, alors même que la température extérieure commençait à devenir étouffante. Il parcourut les quelques mètres qui le séparaient de l’alcôve et ferma la porte, puis s’installa dans l’espèce de canapé confectionné avec les moyens du bord qui trônait sur le mur est de la salle principale, regardant vers l’immensité ouverte au delà de la seule ouverture lumineuse percée dans la tôle...
 
 
 
reprendre depuis le début : voir Le coin Fiction, ou Amilcar 

14 avril 2007

Lavergne

Philippe Lavergne savait bien qu’Amilcar irait jusqu’au bout de sa décision, même si ce n’était pas si simple de casser les uniques liens humains qu’il avait réussi à trouver jusqu’à présent. Le jeune homme allait devoir se débrouiller dans la faune et la concentration citadine. Lavergne n’avait pas réussi à extirper Amilcar de sa naïveté vis à vis du monde tel qu’il était devenu et qu’il ne connaissait plus qu’au travers de ses souvenirs, des écrits qu’il interprétait à sa façon, et des récits des rares qui en revenaient ou en venaient. Mais s’opposer à cette décision était inutile, et Amilcar devait de lui-même faire son propre chemin, c’est du moins ce qu’avait pensé Lavergne, qui maintenant s’affairait à la mise en place du dernier panneau, dont le branchement permettrait aux cases de la communauté d’être éclairées le soir.
Se procurer, avec l’aide de Judex et des autres habitants restés au village, ces panneaux solaires et les accumulateurs n’avait pas été facile. Il avait fallu sillonner pendant des jours les campagnes et les espaces presque déserts, à la recherche des anciennes maisons cossues dotées de ce type de matériel, qu’il fallait encore tester et ramener jusqu’au village. Tout en finissant les travaux sur les panneaux et les branchements, il se disait maintenant que ça avait été là aussi probablement une erreur de vouloir ramener un peu de confort aux habitants du village, qui, dans le dénuement nouveau de ces dernières années, avaient malgré tout retrouvé une joie de vivre et un bonheur simple oubliés depuis longtemps. Oui, le départ d’Amilcar constituait le premier incident depuis le début de cette nouvelle vie isolée du monde. Après tout, Lavergne ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même si maintenant Amilcar partait. Lavergne se demandait s’il avait bien fait de soutenir Amilcar dans le projet de réaménager cette grotte et de la remplir des ouvrages qu’il avait pu lui-même préserver. Maintenant qu’ Amilcar partait, il lui fallait s’occuper de la grotte, en protéger mieux l’accès, de façon à éviter qu’elle ne devienne une tentation pour d’autres...

Suite ...

Revenir au début...

10 mars 2007

Quand le jour se lèverait...

Le repas se terminait. Quelques-uns des villageois se levèrent pour aller chercher leurs instruments rangés dans un  coin de la varangue de tôle, et s’installèrent face à leurs amis...
 
Le Kayambe émietta le tempo que les bongo faisaient naître, la mandoline enroba la mélodie offerte par la flûte, des voix s’élevèrent dans le crépuscule naissant pour chanter l’harmonie des hommes et de la nature, pour raviver la mémoire des hommes et des femmes. Quelques-unes spontanément se laissèrent entraîner par le rythme et firent onduler leur corps à l’unisson des musiciens, dédiant cette joie de l’instant à l’ami en partance. Rose-Améline était là aussi, les saccades de son corps exprimant les consonances harmoniques de son existence. Judex s’était levé pour allumer un feu de bois de cryptomérias, qui maintenant crépitait et envoyait ses reflets orangés sur les visages des danseuses.
 
Amilcar se tenait en retrait, le regard perdu dans ce spectacle d’un soir offert par ses amis... Plus il évoluait parmi eux, plus il avait envie de partir. Fuir cette campagne devenue déserte pour déambuler parmi les agitations et les bruits. Sortir de cette brume qui enveloppait trop souvent les hauteurs de l’île et retrouver la chaleur des espaces côtiers. Oublier pendant quelques temps ces hommes et ces femmes qui ne lui réservaient plus aucune surprise. Marcher vers les autres pour mieux se découvrir lui-même. Déjà, il les regardait tous avec un œil distant.
 
Pendant ce temps, les préoccupations des convives consistaient à rassasier leurs estomacs de nourriture et à apaiser leurs esprits par des échanges à propos de la météo des derniers jours. Il avait bien fait de prendre cette décision. Il n’aurait pas accepté de survivre plus longtemps dans cet univers dont il avait maintenant exploré les moindres recoins. Même sa caverne ne lui offrait plus de satisfactions. Il avait déjà lu tous les livres, il avait relu les meilleurs et il n’avait trouvé aucun moyen de s’en procurer d’autres. Assis sur un coin de table, il observait les invités en se disant qu’il les avait assez vus. Dès qu’il le pourrait, il emprunterait la route de l’avenir sans même prendre la peine de se retourner. Ce soir, il fixait dans sa mémoire les dernières images de l’espace dans lequel il avait déjà développé la moitié de son existence.

Ce soir, avant de les quitter, il allait tous les remercier d’être venus jouer, danser et manger sous ses yeux. Il allait, à son tour, et pour la dernière fois leur faire un numéro tel qu’il en était capable, époustouflant par sa spontanéité et étonnant par son talent.

Il leur offrirait encore une fois le son de sa voix et ses intonations changeantes. Puis, quand le calme serait revenu, il se retirerait dans sa pièce de vieux garçon, il emporterait les quelques objets dont il était le propriétaire et, sans même embrasser sa sœur, il partirait. Quand le jour se lèverait, Amilcar serait déjà loin...
 
 

25 février 2007

Le tempo du Kayambe

Clélia avait ramené des rougails divers, et Robert et Josépha s’étaient chargés de la confection de breuvages. Les discussions allaient déjà bon train. Chacun y allait de son refrain sur les divers événements récents survenus alentour, tout en sachant qu’ils étaient mineurs en comparaison de ce qui les amenait ce soir. Quand Amilcar apporta les volatiles empalés sur une grosse branche, chacun se tut. Bernard et Adélaïde s’empressèrent pour lui apporter de l’aide à la découpe, et Sandrine s’en alla rejoindre en silence Rose-Améline pour servir les différents invités.
 
Les écuelles furent bientôt généreusement garnies, permettant aux conversations de reprendre leur cours interrompu par l’arrivée des nouvelles odeurs alléchantes. Rose-Améline vint s’installer à côté de Judex, et commença elle aussi le repas, tout en jetant de brefs regards autour d’elle afin de s’assurer que personne ne manquait de rien. Elle ne disait mot, mais il savait ce qu’elle aurait pu exprimer si elle n’avait pensé que c’était inutile. Enjoindre encore une fois à Amilcar de renoncer à cette décision bizarre et apparemment sans motif. Dire sa tristesse de se voir séparer de celui avec lequel elle avait partagé les pires et les meilleurs moments.
 

 
 

13 février 2007

La soeur d'Amilcar

Chacun aurait voulu pouvoir ignorer cette attitude inquiétante mais Judex savait que, derrière la volonté de faire démarrer le feu de la bonne ambiance, les regards des uns et des unes ne cessaient de se tourner vers celle qui accaparait de plus en plus leur attention. Avec Rose-Améline, il ne fallait pas compter vouloir refaire le monde. Pour elle, tout était simple, et il n’y avait pas de raison pour que ça ne le soit pas. On était né pour vivre, les réflexions sur l’existence devaient se limiter à ça, et cette façon d’envisager le monde et les hommes lui permettait de ne pas se poser trop de questions, de résoudre nombre de problèmes sans faire intervenir une quelconque métaphysique ou intervention supérieure, ou encore la fatalité qui en abattait tant. Le départ d’Amilcar faisait donc partie pour sa soeur de ces décisions incompréhensibles à partir du moment où il n’y avait aucune raison sensée, c’est à dire inhérente au déroulement de la vie elle-même, à la possibilité de se nourrir, de continuer à avancer sur le chemin paisible du labeur quotidien, en compagnie des siens et de ceux avec qui on partage l’existence. Non, elle n’avait pas compris et ne comprenait toujours pas. Et même si Amilcar lui en avait exposé les vrais motifs, il eût été probable qu’elle fut restée imperméable de la même façon.

Judex la regardait s’affairer entre la cuisine et la table autour de laquelle les différents habitants du village prenaient maintenant place au fur et à mesure de leur arrivée. Il devinait dans le regard que la jeune femme ne voulait pas dévoiler la détermination et la ténacité. Malgré le tournant important qui était en train de se négocier, elle continuait à s’activer comme elle l’avait toujours fait. Les différents plats offrant des couleurs variées aux convives avant de confier à leurs palais les saveurs des légumes frais savamment choisis étaient disposés tout au long de la table. Sous la treille, tomates, concombres, laitues, maïs, tubercules attendaient patiemment que l’on s’empare d’eux pour les déguster en accompagnement de la volaille grillée grâce aux soins d’Amilcar, et qui répandait dans l’atmosphère une odeur à aiguiser tous les appétits.
 
 à suivre.... : Le tempo du kayambe
 
 

13 janvier 2007

Le banquet

Les nombreux invités étaient déjà au rendez-vous. Comme s’ils avaient eu peur de manquer de victuailles. Comme s’ils avaient craint de  ne pas se retrouver  aux premières loges...
 
Les tréteaux avaient été installés sous un chapeau de végétal tressé et la case de Rose-Améline se retrouvait ainsi agrandie de plusieurs mètres carrés. L’espace réservé à l’accueil du repas avait été agencé de telle façon que chacun puisse disposer d’une place assise et d’un bout de planche pour pouvoir déposer une assiette assortie d’un couvert. Ainsi, dans quelques instants, chacun se retrouverait serré contre son voisin ou sa voisine et les échanges prendraient naissance entre les divers mets avec un plaisir qui dissimulerait le manque d’aisance... La décoration était en effet très superficielle et seul un bouquet ramassé à la hâte ornait l’espace central de la table de fortune. Les mines réjouies des convives faisaient vite oublier qu’il aurait été possible de recevoir plus dignement les hôtes du village. L’essentiel était que tout le monde soit présent et que chacun puisse accompagner Amilcar avant  que l’aube suivante ne se lève sur son départ.
Dans ce tableau de visages épanouis, un seul d’entre eux semblait transporter le masque de la nuit. Rose-Améline n’avait pas adressé un seul sourire aux nouveaux arrivants et il était difficile de savoir si sa mine renfrognée signifiait la présence d’une quelconque douleur ou celle d’un agacement. Etait-ce véritablement la cause de ces rides qui semblaient traverser son front à la manière des ruisselets qui saignaient les pentes après les fortes pluies...

 

Suite ...

 

Lire le début du récit...

22 décembre 2006

Les Livres d'Amilcar

    Judex eut soudain l’impression de mieux respirer et, sous la lueur de la torche, il découvrit un espace dans lequel il laissa promener son regard satisfait. Amilcar observait son ami, sachant que la découverte le surprendrait. Judex pouvait maintenant se rendre compte que l’obscurité n’était pas complète : l’oeil s’habituant, il devenait possible de discerner le contenu de la grotte creusée dans le roc. La lumière du jour devait s’engouffrer quelque part dans le fond de la caverne. Il était désormais plus facile de deviner l’origine de la cavité qui n’apparaissait pas naturelle, contrairement aux premières impressions. Quelqu’un avait dû habiter ici il y a longtemps. Des reliquats de peinture et quelques bouts d’anciennes affiches traînaient aux murs. Quelques vieux meubles en rotin, tels qu’on pouvait encore en voir dans les vieilles bâtisses abandonnées des bas, égayaient le vide central de l’antre. Et, tout autour, des caisses, des coffres, des étagères aux portes fermées ou entrouvertes. La pièce était immense, et Judex commençait à s’impatienter de savoir ce qui se cachait dans tout ça. Avec l’assentiment d’Amilcar, il entreprit l’exploration de l’antre, coffre après coffre, portes après portes. L’autre l’observait, amusé. Des livres. Par dizaines, par centaines, par milliers... Un véritable trésor. Des vieux journaux aussi, datant des années 2000 et quelques, rangés soigneusement par dates. Judex passa près d’une heure à découvrir un par un les bouquins, ouvrages, imprimés, fascicules qui lui tombaient sous les yeux. A remuer de telles richesses, à voir les mots, les phrases, les titres se succéder dans si peu d’espace, son coeur battait la chamade, son esprit se sentait prêt à voler, il lui semblait que depuis longtemps il n’avait eu cette sensation de vivre, de communier la moindre de ses sensations avec les pages qu’il tournait. Il se retourna enfin vers son ami.Son regard racontait l’immense plaisir qui l’étreignait. Amilcar rompit le silence - “Je voulais que tu puisses profiter de cet endroit pendant mon absence. Allez, viens.” - Et, se retournant vers le goulet qui les avait amené, il invita Judex à le suivre. Les deux hommes reprirent le chemin qu’ils avaient parcouru dans l’autre sens. Ils se retrouvèrent rapidement à l’entrée du domaine dont ils partageaient désormais l’existence et ils se retournèrent tous les deux vers l’entrée de la caverne, signifiant ainsi qu’ils préféraient leurs errances nocturnes à la trop grande force du soleil. Regardant tous deux vers le fond de la grotte et se frottant les paupières, ils échangèrent un regard complice et ensemble, ils éclatèrent de rire.
Le bruit de leur nervosité retentit contre les parois rocheuses et se perdit tout au fond, quelque part, parmi les vieilles histoires qui, tout doucement, commençaient à se réveiller...

Lire la suite... 

13 décembre 2006

La grotte d'Amilcar

 Judex fut tiré de sa rêverie entre deux coups de pioche par le sifflement reconnaissable entre tous de son compagnon. Rapidement, il rassembla les dernières branches et racines à l’aide de la fourche, prit une bonne gorgée d’eau, ramassa ses outils, et entreprit de redescendre. Il traversa la route défigurée par de nombreux nids-de-poule qui menait autrefois à Bois-Rouge et que l’on n’empruntait plus guère. Des pierres étaient posées aux endroits les plus creusés afin de permettre aux jambes de faciliter la traversée périlleuse de cette ancienne artère devenue relique et sillonnée de saignées affluant en ruisseaux secs jusqu’à la prochaine pluie. S’engageant dans le goulet prolongeant le chemin de l’autre côté, il se retrouva bientôt dans la clairière jouxtant le regroupement des cases. Amilcar l’attendait comme convenu. Se retournant, celui-ci lança ses courtes jambes à l’assaut d’une sente dont on ne pouvait que difficilement deviner l’existence derrière un embroussaillage peu profond formant un rideau sur le bord est de la clairière, dans la direction de la ravine. Judex se dit que décidément ce petit bout d’homme en avait, de la force et de la vitalité. Il sautillait de caillou en souche, faisant émettre des craquements frétillants de vie et de rythme à chacun de ses pas. Très vite, Judex en oublia les tumultes de son esprit et se mit à suivre le jeune homme d’un pas alerte. Au bout de quelques instants, le sentier se resserra pour ne plus former qu’un goulet dans lequel il devenait de plus en plus difficile de voir quoi que ce soit. L’obscurité devenant de plus en plus grande, Judex ralentit son rythme et cette diminution de la vitesse lui donna l’occasion d’être à l’affût des moindres crissements qu’Amilcar faisait naître sous ses pas vifs. Il en fut presque impressionné et c’est en ralentissant encore qu’il continua sa progression dans le tunnel devenu très étroit.

19 novembre 2006

Terres du passé

 La sueur lui coulait en fontaine dans le creux du dos. Il s’était attaqué au défrichage du carré juste avant le lever du soleil, espérant avoir bien avancé quand ce dernier arriverait à la hauteur du morne. La tâche était ardue pour un homme seul, et il mettrait probablement plusieurs jours à dégager cette partie de terrain plat et rouge comprise entre les bananiers et le manguier. Les goyaviers, bringelliers sauvages, la vigne marron, et autres plantes envahissantes avaient formé leur habituel tissu végétal s’imbriquant jusqu’à hauteur d’homme et enfonçant ses racines dans la terre appauvrie par l’absence chronique d’arbres pendant quelques siècles. Judex s’arrêta, s’appuyant sur le manche de sa pioche. Ses muscles lui faisaient mal. Il sentait l’effet des deux heures de travail qu’il avait dû fournir. Il jeta son regard devant lui sans ne rien voir d’abord que le fonds confus de ses pensées. Il ne savait plus si elles avaient un ordre quelconque. Le bleu des ondes, au-delà du rideau vert, apportait des remous profonds et tendres, indéfinissables, à sa méditation. Depuis longtemps déjà, il était fasciné par le cheminement, ou plutôt le non cheminement habituel de ses propres pensées, qui lui faisaient l’effet de nuages regroupés en masses compactes et homogènes, ou, à l’inverse effilochés et courant, fuyant vent et marées. Dans son esprit alternaient les réminiscences du passé, proche et plus lointain, les préoccupations immédiates engendrées par les nécessités de la vie quotidienne, et les soucis actuels occasionnés par le départ de son ami. Les contorsions métaphysiques que ses neurones avaient l’habitude de faire depuis longtemps passaient par les impressions étranges liées à l’entremêlement des images de ce XXIème siècle qui avait voulu rompre avec son prédécesseur.
L’instant d’avant, il était dans un état de quasi transe, remuant la glèbe encombrée de souches, rhizomes, et stolons, tout son corps ramassé pour cette unique tâche et mettant en léthargie son esprit anesthésié par le travail physique. A peine le labeur arrêté, le voilà qui de nouveau faisait voguer son âme au gré de méandres tortueux, faisait s’entrechoquer des trains de réflexions inattendues ou familières, douces ou saumâtres voire aigres, amenant les images du passé en transparence sur le présent. Et, inévitablement, le vertige de l’avenir lui mordillait le bout du coeur. Les nuages s’étaient formés à l’est et gagnaient le long du littoral. Il se laissa aller à suivre quelques minutes le plus gros d’entre eux, poussant devant lui son ombre, tache de couleur sur le bleu-vert écrasé par le soleil du nord. Un autre, au dessus de lui, lui permit de retirer quelques instants son chapeau et d’éponger les gouttes perlant de son front et de sa nuque. Il aurait certainement du mal à continuer encore longtemps. La chaleur était trop forte déjà, étouffante d’humidité. Seule, une petite brise permettait un minime réconfort, bien trop peu fréquent pour être appréciable. En contrebas, on devinait à peine les quelques cases de Bois-Rouge dont la présence était attestée par la réverbération de quelques tôles. Il avait hâte maintenant de découvrir la grotte au contenu mystérieux dont lui avait parlé Amilcar. Empoignant de nouveau l’outil, il entreprit d’avancer encore un peu dans le défrichage, s’acharnant sur l’entremêlement sauvage dont l’inextricabilité n’était qu’une impression. Son esprit restait occupé. Notamment par les confidences récentes d’Amilcar après sa décision apparemment brutale de quitter le village. Comment celui-ci allait-il pouvoir vivre dans la jungle qu’était devenue la ville? Et pourquoi quitter un endroit où vivaient les seules personnes qu’il connaisse, un endroit où la loi des hommes ne subsistait que dans les indispensables rapports d’entraide, loin de toute velléité de domination ou de gain ? Judex se souvenait trop de ces temps pas si lointains où l’argent était devenu la seule raison d’avancer dans la vie, et la convoitise le seul moteur...
 

10 septembre 2006

Scène de vie

Nota Bene : bien que cette note (épisode) ait été publié(e) en septembre 2006, comme 1er texte pour "Amilcar", ce n'est pas le vrai début, ainsi en a décidé l'auteur (!). Le récit commence à Terres du Passé (cf ci dessous), et le passage présent Scène de vie, que j'aime particulièrement, s'articule en fait entre Mme Arside et L'incendie (cf liens ci dessous)


La pénombre s’immisçait dans l'intimité des carcasses. Le bruit du sac et du ressac contre les galets trahissait la masse liquide de l'océan derrière l'immense terrain vague. Sur ce fond sonore rythmé se superposait la cacophonie ambiante du début de soirée. Les chiens alternaient leurs jappements avec le ronflement des moteurs usés et des échappements troués, avec les voix d’hommes et de femmes, avec les cris d’enfants déguenillés. Une sirène parfois se mettait à déchirer l’atmosphère et les estomacs. Les squelettes métalliques dessinaient leurs silhouettes en ombre chinoise sur le ciel gris noir lézardé par les dernières fusées orangées du soleil couchant. Telle armature prenait l’aspect terrifiant d’un monstre du fond des âges. Monstre qui observait, incrédule, l’amas de constructions qui s’étendaient vers l’est et vers les hauteurs, semblant fuir l’océan menaçant d’où pointaient encore quelques signes d’humanité engloutie. Telle autre offrait son châssis à l’air étouffant, semblant vouloir se relever pour une nouvelle épopée urbaine.     Entre les ossatures de ferraille, peu de signes de vie végétale. Les rares herbes étaient à peine discernables. Pas un arbre, pas un arbuste, un buisson, pas même une quelconque plante grimpante le long d’une de ces carcasses abandonnées. Vision d’apocalypse. Si quelques créatures se disputaient encore le terrain dans ce cimetière-vestige,  il ne pouvait s’agir que de rats ayant établi leur résidence dans cet endroit si propice à leur multiplication, ou d’hommes venant récolter là quelque pièce indispensable au rafistolage de leurs vieux engins. Amilcar contemplait cette non-nature, ce non-sens, reflet de la ville qui n’en conservait que le nom. Tout se résumait-il désormais à des reliquats, signes de temps révolus, à l’image de ces squelettes offrant leur immonde silhouette en témoignage du passé? Il  se dirigeait vers l’extrémité du cimetière de voitures. Quelques embarcations filaient sur la surface liquide, s’empressant de ramener leurs occupants avant la tombée de la nuit tropicale. La voie longeait un ancien bâtiment gris aux multiples trous de fenêtres regardant l’océan tels de multiples yeux nostalgiques et accusateurs. Une inscription soudain l’attira, lisible grâce à la conjonction d’un dernier rayon du soleil couchant et de sa position en enfilade à travers une ouverture du bâtiment. Le mot  le toucha brutalement, magique, enchanteur, d’un charme instantané et irrésistible, évoquant des trésors insoupçonnés de souvenirs, des mines de phrases, de situations, de sentiments. Puis le mot avait disparu, indiscernable dans le fond d’un gris hétérogène virant maintenant au noir. Invisible mais puissant. Toujours aussi puissant. Amilcar s’avança vers le vieux batiment, se risqua à franchir un seuil et des décombres de toiture effondrée, puis un autre, écartant la végétation folle qui prenait possession des lieux. Son esprit résonnait, répercutait par delà les années passées des sensations qui s'emparaient progressivement de tout son être. Au fur et à mesure de son avancement, l’endroit désert se peuplait d’une foule dont le brouhaha retentissait dans l’imagination d’Amilcar, l’enivrant et le portant tout entier dans d’autres lieux et d’autres temps. Puis, traversant, fier, l’immense salle dans laquelle il venait de s’introduire, il atteignit l’estrade encore vaillante dominant le public imaginaire et se hissa sur la scène. Surmontant le trac, il se lança dans une tirade accompagnée de mouvements amples et démonstratifs complétant le verbe de l’acteur. Il donnait l’illusion complète de réel du personnage pourtant créé de toute pièce pour faire rire une assistance friande de dithyrambes sarcastiques. Sa petite taille ajoutait à la persuasion de l’argumentation, qui de farfelue pouvait devenir juste et frappant aux points sensibles, en offrant à la dérision le sérieux de situations intolérables ou scandaleuses. De nouveau, il remplissait le rôle d'un messager dans une société à la recherche d’elle même, face à un public se rendant compte de son propre jeu de rôle face à une démonstration si convaincante. La scène rendait à Amilcar son personnage de bouffon philosophe. Il continua ainsi un long temps, refaisant le monde et ses aberrations, devisant la bêtise de l’humanité, raillant les derniers avortons du progrès, foulant les pseudo-vertiges de la technique, se gaussant de la vitesse des véhicules dernier cri vantés par les publicistes, pourfendant à gorge déployée les soi-disant merveilleuses possibilités de communication interactive offertes à l’homme du XXIème siècle débutant, ridiculisant le concept d’époque merveilleuse qu’il n’était pourtant pas question de remettre en cause dans le vrai théâtre de la vie... Il s’écroula enfin. La salle était vide. Une énorme sensation de solitude l'envahit. Les trous dans le toit laissaient entrevoir des lambeaux de l’immensité étoilée. L’estrade exhalait une odeur de moisissure âpre. Le silence faisait entendre sa revanche sourde. Le choc était profond. Le passé contre le présent, l’incrédulité face à l’évolution de la chose humaine. La ville elle-même était méconnaissable. Surpeuplée et famélique. Alignant des taudis et des abris précaires dans les anciens jardins et parcs. Exhibant avec honte ou fierté des demeures embétonnées tels des coffres-forts surveillés par des miradors perchés aux quatre coins...

Pourtant, Amilcar voulait garder son optimisme. Il trouverait dans tout cela de quoi nourrir quelque espoir, il trouverait...

 

Lire la suite ---> L'incendie

Episode précedent ----> Mme Arside


Lire le début...

04 août 2006

Absence-présence, 6ème et dernier épisode

La route qui montait vers la maison n’en finissait pas. Je m’imaginais à l’avance la tête qu’il allait faire à me voir arriver. Mon impatience de le serrer, de l’embrasser, de le toucher, de le voir sourire, parler, marcher, manger avait dépassé toutes les bornes. Dire qu’hier encore j’étais là-bas, à quelques milliers de kilomètres. Et  qu’aujourd’hui je franchissais les nombreux lacets me rapprochant, m’amenant enfin à lui. En plus de la surprise de mon arrivée, je lui amenais un manuscrit terminé, que j’allais pouvoir lui soumettre avant de le confier à un éditeur. Oui, j’avais vraiment bien fait de ne pas m’en tenir à de fausses obligations professionnelles.
 
La voiture de location s’engouffra dans l’allée et je me garai au sous-sol. La chaleur tropicale était encore étouffante malgré l’altitude. L’air était rempli de fragrances variées, qui se rappelaient à mes narines, et que je retrouvais avec allégresse. Le cannelier agitait ses feuilles aux alizés discrets de la fin de matinée, en un frou-frou intime et accueillant. La porte d’entrée était fermée, et je dus prendre la clef de la porte du bas sous l’assiette dans l’appenti. Je montais, et prenais mes dispositions pour l’attendre. Puisqu’il n’était pas là, j’allais en profiter pour lui mijoter un petit repas. Il allait revenir affamé, c’était sûr.
 
En passant près du téléphone, je m’arrêtai brutalement. Je m’effondrai dans le fauteuil. Comment était ce possible ? Ce qu’il avait inscrit était pourtant explicite, peu de doutes m’étaient permis... Vol AF - arrivée Roissy 10h30 - direct...

02 août 2006

Absence-présence, épisode 5

... Encore quelques mois seulement et nous seront réunis à jamais. J’arriverai avec tout mon amour intact. Je t’aime et t’embrasse tendrement...
Ces derniers mots me firent prendre la décision. Dès le lendemain, je m’en occuperais. Attendre plus longtemps ne pouvait plus se concevoir sainement. Incapable de trouver le sommeil, j’entrepris d’écrire ce que je n’avais pu écrire les jours précédents, et je passai une bonne partie de la nuit à l’avancement du manuscrit resté en plan depuis bientôt trois semaines. Dehors l’univers feutré de la neige avait fait son apparition en fin de soirée, et contribuait à m’envelopper dans l’espèce de cocon protecteur que cette décision avait engendré. L’excitation me fit tenir jusqu’au petit matin, et je m’écroulai enfin, repue et satisfaite, alors que l’aube pointait.

 

Je me réveillai avec le goût amer et âcre d’une mauvaise nuit dans la bouche. L’hôtesse s’approchait de ma rangée, et j’allais pouvoir secouer la somnolence persistante qui m’habitait. L’odeur mêlée de mauvais café et de chaleur humaine qui assaillait mes narines n’eurent que peu d’effets sur l’enthousiasme de mon esprit imaginant le bonheur enfin retrouvé de cette journée et des suivantes. Je m’étais endormie tard, longtemps après le dernier repas offert gracieusement par Air France. J’avais suivi par bribes le navet cinématographique servi en pâture aux insomniaques de tous poils, habitués ou non des vols longs courriers à destination des lointains pays outre-mer. J’avais surtout remué dans mon esprit, encore une fois, les divers atermoiements et renversements de situation que la vie m’avait amenés. De nouveau, je me trouvai à une charnière. Serait-ce la dernière ? Par le hublot, j’apercevais tout en bas les remous de l’onde, dans l’immensité de l’océan que je ne pensais pourtant pas revoir de sitôt. Je revenais, tant pis pour les conséquences, d’ailleurs pas si importantes que cela. Les raisons professionnelles qui m’avait fait rejoindre la métropole n’étaient finalement rien en comparaison de la nécessité impérative de VIVRE. Je criai presque intérieurement ce dernier mot, envahie par une joie incontrôlable, un contentement indéfinissable, après la décision folle que j’avais prise de revenir. J’effectuais donc un retour vers la terre où avait été retenue ma moitié. Quels imbéciles avions nous faits de s’imaginer que nous allions surmonter allégrement 9 mois de séparation...

Lire la suite...

31 juillet 2006

Absence-Présence, épisode 4

La journée du lendemain se déroula sans bruit. Sans fausse note, et sans piment. Journée fade entre un ciel gris et une terre brune alourdie du liquide déversé pendant la nuit. L’intermède que je m’accordais en fin de matinée me permit néanmoins de m’échapper de ma torpeur nouvelle. La marche parmi les sentiers du bord de mer me remplissait de plaisir et de bien-être...

Champs et mer. Étendues végétale et liquide à l’interface mouvante. Lent travail de l’océan tentant de conquérir cette terre féconde qui depuis des siècles avait toujours tenu ses engagements vis à vis de l’homme avide de richesse.Surface aux nuances célestes, tantôt arborant le saphir étincelant, tantôt prolongeant le gris des ardoises du littoral. Surface aux profondeurs insondables, offrant ses richesses aux pêcheurs, largesses et générosité pouvant se métamorphoser en colères engloutissant embarcations et occupants.
Mer féroce, champs féconds.

La délivrance de cette envolée sur le clavier de mon ordinateur me ragaillardit quelque peu au retour de ma tournée tonifiante. Mais je retombai très vite. Incapable de lorgner l’avenir, ni même le passé. J’étais dans un présent glauque et difforme, infini, plat, terne, insipide. Le coup de téléphone de Marie, ma vieille amie de toujours, dans la soirée, ne changea rien à la morosité de l’hébétude qui étreignait mes pensées. Et la soirée s’effilocha dans la même torpeur que la matinée...
La sonnerie du fax ne me laissa pas le loisir de m’enfoncer dans un sommeil plus de recours que réparateur. Les mots sonnaient, limpides et beaux, dans leurs couleurs tintinnabulantes. Je revivais, Je ressentais de nouveau les fibres de mon être s’étirer et s’assouplir. Tout accablement s’envolait en un instant. Le gris du ciel laissait la place à la nitescence de la pleine lune. Le noir de la nuit s’émerveillait brutalement de la myriade d’astres qui enguirlandait le firmament. Le bleu des rideaux apportait de nouveau la douceur à mon oeil aveuglé. Comment avoir pu oublier le bonheur de vivre? Je ne comprenais pas pourquoi j’avais pu m’enfoncer dans un tel abîme, alors que toute la vérité de mon bonheur se rappelait à moi dans ces quelques lignes ayant traversé les quelques milliers de kilomètres qui me séparaient de lui. Je pris un stylo et jetai le flux irréductible de mes pensées sur le papier. Trois pages déversant ce que je n’avais pas osé lui raconter auparavant de peur de lui faire mal. Trois pages me permettant de me retrouver enfin, de sortir de la léthargie dangereuse dans laquelle je m’étais laissée noyer. Les mots venaient sans difficulté, faisant s’écouler sur la feuille le torrent de mes pérégrinations mentales. Quand je m’arrêtai, essoufflée, l’ivresse de vivre avait repris possession de moi. Je me ruai sans plus réfléchir vers l’appareil noir salvateur et envoyai les trois pages. La réponse ne se fit pas beaucoup attendre. Quelques mots seulement, quelques mots qui voulaient me rassurer sur l’effet produit, compréhensifs, partageant la douleur du mal-être, mais criant aussi l’absurdité de l’éloignement. Cruel non-sens de l’absence-présence.
 

29 juillet 2006

Absence-Présence, épisode 3

Le crépuscule s’annonçait déjà quand je levai les yeux, pleine de ce que j’avais lu et dégusté. Les mots s’enchaînaient encore dans ma tête, égrenant la variété des sentiments humains au long de pages miroitantes de folie et de paix, de colère et de beauté, de dénuement et d’avidité, de bêtise et d’humilité. Chants des arbres, beauté bleutée des cours d’eau auxquels s’abreuvent les êtres vivants, paradoxes de l’âme humaine, détour de tourments, bonheur perdu au prix de l’avilissement, hommes et femmes pas plus dotés d’une âme que les animaux, mort partie intégrante et raison d’être de la vie... J’étais toute retournée par la poésie des phrases, l’odeur des lettres, la saveur des descriptions. Comme à chaque texte de cet auteur, j’en ressortais avec l’impression de mieux comprendre enfin le monde humain qui nous entoure. Et cette sensation s’accompagnait d’une sérénité et d’une paix me permettant de me regarder autrement. Le feu dans l’âtre se mourait, je ressentis le frisson de la fraîcheur s’infiltrant dans les interstices de ma peau en même temps que je décidai d’alimenter d’une bûche le foyer. J’envisageai soudainement les choses d’une manière bien différente. Je considérai les décisions prises comme saugrenues, alors même que cela faisait plusieurs semaines que je croyais suivre un chemin tout tracé, de retour vers ce que j’aimais, après les affres de l’éloignement faussement rassurant. Tout à coup, c’est comme si la lucidité de l’absurdité d’un tel raisonnement pointait sa lance acérée,  vrillant avec insistance le taraud du doute dans le coeur même de mes certitudes. J’étais ébranlée sur toute ma base, la sérénité faisait place à la plus tourmentée des tempêtes. Le poids qui commençait à m’alourdir l’estomac était le reflet du combat intérieur qui se livrait, combat dont les tenants et aboutissants, les rounds et les incertitudes, échappaient en grande partie à ma pleine conscience. Cela dura une bonne demi-heure, qui me laissa groggy, te un boxeur ayant dû souffrir les assauts répétés d’un adversaire déchaîné. Mon esprit tentait de se relever, énumérant les meurtrissures invisibles, qui laissaient derrière elles la trace de leur passage sous la forme trompeuse de l’abattement.
 
J’étais maintenant incapable de penser correctement. Me réchauffer les restes de la veille, me restaurer frugalement avant d’aller me coucher furent les seules activités auxquelles je fus capables de m’adonner, en dehors de ma correspondance quotidienne indispensable par fax, qui, je m’en rendais compte tout particulièrement aujourd’hui, était le fil qui me maintenait la tête hors de l’eau...
 

27 juillet 2006

Absence-Présence, épisode 2

... J’y étais revenue, sans l’avoir décidé vraiment. Je m’étais d’abord attachée à remeubler les différentes pièces, en apportant un minimum de confort et d’arrangement intérieur, combinant les objets et meubles neufs parmi les éléments ayant fait le voyage. Les deux commodes de style anglais avaient repris leur place abandonnée, et ne manifestaient rien d’autre que l’aisance d’une vie paisible. Jamais on n’aurait cru qu’elles avaient parcouru quelques milliers de kilomètres. Elles siégeaient de part et d’autre de la table rectangulaire en bois massif qui semblait prête à accueillir des convives venus goûter à la joie des moments de retrouvailles du passé. Des visions fugitives surgissaient. Réminiscences âcres par la joie pâle ressentie à travers le filtre du temps. De la même acuité fade que les photos jaunies, les bibelots, les livres ressortis des cartons et rangés les jours précédents. Le silence se peuplait des cris d’enfants, la solitude disparaissait sous les souvenirs des soirée passées autour de la cheminée accueillante irradiant sa chaleur à la communication entre les hommes, le noir du café dans la tasse se métamorphosait en une myriade de couleurs chatoyantes et enthousiastes. Je me revoyais, jeune mère de famille, à l’aube d’une vie heureuse bâtie sur les solides bases de pierre, à l’instar de notre demeure remise sur pied à partir de murs en ruines sur l’emplacement d’une vieille ferme délaissée. Je me revoyais, pleine des illusions enflammées gardées d’une jeunesse encore fraîche et militante, prête à transmettre à mes enfants, et avec l’aide de celui que je considérais comme mon complice de toujours, inébranlable, ce que je tenais comme les vérités de la vie, le bonheur de savoir manier les ficelles emmêlées de la société moderne dans laquelle j’étais née, de façon à ne pas être la marionnette que tant de gens devenaient. Je pensais être à l’abri, invincible, affrontant l’avenir, surmontant les diverses adversités ultérieures sans vergogne, d’autant plus faciles à franchir qu’elles ne pouvaient être dans mon esprit que matérielles et donc dérisoires. Un frisson me parcourut, reflétant la dichotomie de mon être quand il superposait deux épisodes éloignés sur le chemin qui était le mien.
 
Je me secouai. Ce n’était pas dans mon habitude de me laisser aller trop longtemps à l’apitoiement sur moi-même. Ces moments étaient certes nécessaires, et je le savais, mais il ne fallait pas que cela devienne une rengaine m’empêchant d’aller de l’avant. Heureusement le sommeil m’était revenu, brutalement, du jour au lendemain, ou plutôt d’une nuit sur l’autre. Les tourments ne me volaient plus ces heures précieuses de repos nocturne qui m’avaient tant fait défaut, même à coup de tranquillisants et somnifères divers. L’insomnie avait été remplacée par ces brusques irruptions du passé pendant la journée, m’amenant des réflexions teintées de nostalgie et de révolte, d’acidité et de douceur, mêlant les contrastes les plus divers si particuliers à la singularité du retour sur soi-même.
 
Je m’installai dans le canapé faisant face à la cheminée, et je m’attaquai à la lecture de l’ouvrage que j’avais décidé de terminer...