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28 juin 2008

L'îlet de Mme Arside

L’ilet était maintenant bien visible. Il avait été nécessaire de pénétrer quelques dizaines de mètres dans le bois relativement touffu pour commencer à apercevoir le toit de la première et seule case encore vaillante, là où une dizaine d’entre elles se serraient encore les unes contre les autres quelques années auparavant. De loin, on aurait cru plutôt à un amoncellement de tôles traversées parfois par une plante envahissante tentant de regagner à mesure du terrain sur cet amas artificiel dont l’anachronicité n’était plus mesurée que par les quelques insectes, oiseaux, ou animaux ayant gardé dans leur mémoire ancestrale les traces du lent combat de l’homme contre lui-même.
Sur la droite, l’oeil était d’emblée attiré par l’harmonie de couleurs que madame Arside s’appliquait à maintenir grâce à la complémentarité de plantes et de fleurs choisies avec art et scrupuleusement entretenues. Le poinsettia n’avait rien à envier de l’exubérance humide des forêts tropicales, et rivalisait de hauteur avec le frangipanier aux tâches blanches. Bougainvilliers, azalées et rosiers tempéraient le rouge claquant du poinsettia et des hibiscus, offrant à l’oeil une note intermédiaire s’accordant parfaitement avec les bleus, jaunes légers, et verts aux différentes nuances disposés dans le parterre de fleurs qui accueillait le visiteur. Dans un coin, l’amas de bananiers bien fournis dont les feuilles se promenaient délicatement sous l’effet d’une légère brise apaisait la toile de fond au centre de laquelle trônait le vert rude du manguier...
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Suite...

12 juin 2008

Le passage

Chacun des pas de la jeune femme ne s’effectuait que sous l’ordre de Judex, lui-même peu rassuré de devoir traîner sur de telles passerelles. Il ne connaissait pas le vertige, mais il savait, ou plutôt ne pouvait s’empêcher, d’imaginer les conséquences d’une chute ou d’un faux pas.
Le dernier passage délicat se situait dans un lieu humide du fait de l’écoulement d’eaux de ruissellement depuis le haut des remparts surmontant le sentier. Rose-Améline aurait certainement rebroussé chemin si cela ne l’avait pas contrainte à affronter en sens inverse les mêmes difficultés. C’est en rampant sur le ventre, centimètre par centimètre, fixant Judex dans les yeux pour être sûre de ne pas jeter son regard vers l’abîme, qu’elle réussit à franchir glorieusement cette ultime épreuve...

(passage précédent.)

30 avril 2008

Vertige

Le chemin avait maintenant entrepris une lente courbe horizontale le long d’un coteau surplombant un bras de rivière à sec jusqu’à la prochaine pluie tropicale suffisamment violente ou jusqu’au prochain cyclone. De ci, de là, pointait du sol aride une tige frêle et jaune, souvent déjà sèche, parfois cependant étalant quelques folioles ou exhibant une fleur timide que le pied pouvait facilement éviter. A cet endroit, le passage était quelquefois étroit, obligeant celui qui l’empruntait à se dispenser de soutenir trop longtemps l’échange visuel avec le bas de la crevasse, à s’agripper même pour plus de sûreté aux racines dont il fallait vérifier auparavant la solidité, ou aux cordes disposées là par quelque prévoyant.
C’était le passage qui avait jusqu’alors rebuté Rose-Améline, qui préférait, quand elle devait se rendre à Bras-sec, faire le détour par le piton et emprunter l’antique passage marron vers le cirque. C’est parce qu’elle accompagnait Judex, en qui elle avait toute confiance, qu’elle avait accepté de prendre ce raccourci par la corniche de l’ancienne canalisation. Mais elle avait été loin d’imaginer l’état dans lequel le chemin était désormais. Des éboulis supplémentaires l’avaient en de nombreux endroits rendu plus étroit. Des pans du chemin escarpé s’étaient même effondrés sur quelques mètres, remplacés, pour permettre le passage, par quelques planches solides mais surplombant le vide. La seule idée de devoir traverser ces passes vertigineuses paralysait la jeune femme, et Judex avait toutes les peines à l’aider à surmonter l’immense vague qui montait en elle. Il entreprenait d’abord chaque traversée à deux reprises afin d’acheminer les marchandises de l’autre côté du gué, puis revenait seconder sa compagne qu’il enjoignait de regarder vers la paroi tout en la tenant fermement par le bras pour la guider...
 
 

12 avril 2008

Vers Bras Sec

Le raidillon s’enfonçait dans une végétation arbustive exubérante. Les pas devaient être pesés, afin de permettre aux marcheurs d’arriver au terme de leur parcours sans obliger aux haltes trop fréquentes. La pente était telle à cet endroit qu’il était difficile de ne pas rester les yeux fixés sur le sol rouge caillouteux du sentier. Les souffles du jeune homme et de la jeune femme commençaient à se faire entendre, bien que demeurant posés et contrôlés. Tous deux étaient endurcis à ce genre d’exercice qui faisait partie de leur vie, sans pouvoir imaginer un seul instant que marcher puisse devenir un acte autre qu’indispensable et prédominant. Ils avaient tous deux sur le dos un sac accroché à la manière des anciens sacs à dos, et sur la tête, protégée d’un petit coussinet de tissu, un panier. Le tout devait représenter un peu plus d’une vingtaine de kilos.
Cela faisait maintenant plus de quatre heures qu’ils avaient quitté Bois-Rouge, alors qu’il faisait encore presque noir et que les coqs n’avaient pas entamé leur premier chant. Seuls les chiens avaient fait retentir leurs incontournables jappements, relayés uniquement par le bruit des alizés dans les branches des eucalyptus surplombant la case de Rose-Améline. La seule halte qu’ils s’étaient accordée avait consisté à déposer quelques légumes frais et des oeufs chez Lavergne. L’expert en mécanique en avait profité pour leur offrir dans des noix évidées un peu d’eau fraîche de la source des calumets, tout en convenant avec Judex d’un rendez vous le surlendemain pour l'achèvement du raccordement et du branchement électrique.

17 mars 2008

Le coffre

Le fauteuil au dossier fait de tiges de rotin tressé, aux formes obsolètes et incongrues, à la couleur impavide et glacée, le ramenait à une existence lointaine, dont il se demandait si elle avait vraiment eu lieu. Il avait pourtant reposé son corps nombre de fois sur ce siège qui n’en était pas moins familier à ses yeux. Il revoyait également avec précision les emplacements successifs de ce coffre en bois de tamarin qui trônait au centre, impérial, ayant l’air de prétendre à faire revivre une époque coloniale, ou du moins issue du colonialisme, déclamant la fierté d’avoir été façonné de main d’homme à l’époque de la confection à la chaîne.
Les panneaux latéraux du coffre étaient ornés de motifs sculptés au ciseau à bois, motifs qu’il avait tant de fois examinés dans tous leurs détails, tentant de percer à travers eux la psychologie ou le message de celui qui les avait tracés avec tant de finesse et d’art. Créatures mi humaines, mi animales, symbolisant des activités ou rituels divers, arbres et végétations aux proportions gigantesques entourant ces scènes, comme s’il fallait rappeler aux hommes leur petitesse face aux choses de la nature, qu’ils ne s’étaient pas empêché de détruire à petit feu, jusqu’à ce qu’elle ne reprenne le dessus par une rébellion faite d'escarmouches de plus en plus efficaces dans un monde à tel point humanifié qu’il s’était deshumanisé.
Philippe Lavergne, comme à chaque fois qu’il avait laissé ses yeux errer sur le théâtre mis en scène par le sculpteur voilà déjà bien longtemps, se sentait happé par un flot de réflexions inspirées par cette représentation naïve, douce et sensuelle, mais aussi menaçante par ses présages. Il était face à ces retables naïfs comme un lecteur prenant pour son compte un texte qui n’appartenait plus à son auteur, et qui en faisait ce qu’il voulait.
Des ouvrages et quelques vieilles coupures reposaient sur le dessus du coffre. En les remarquant, il comprit pourquoi il avait ressenti une impression insolite en entrant dans la grotte...
 

16 février 2008

Traces du monde d'avant...

... Le travail allait être assez aisé, consistant d’abord à masquer les quelques meubles sous des pierres et des galets qu’il devait pouvoir trouver en nombre suffisant à l’intérieur, ensuite à camoufler l’entrée extérieure de la grotte de façon à son franchissement ne soit pas trop aisé.
Il s’arrêta net. Un bruit furtif lui était parvenu pendant qu’il progressait dans sa marche et dans ses réflexions. Impossible de pouvoir définir ce qui avait effleuré ses oreilles. Un frôlement, un crissement, un choc sourd lointain ? Un animal, lézard ou musaraigne, s’enfuyant à son approche. Pourquoi était-il aussi nerveux ? L’impression de violer le domaine privé d’un autre, alors qu’il avait lui-même contribué à son existence. C’était néanmoins effectivement devenu le domaine privé d’Amilcar, et c’était d’autant plus tangible que celui-ci était désormais parti.
Il était maintenant réellement dans la peau d’un intrus, aux intentions peu louables, de vouloir dissimuler une richesse dont pourraient profiter d’autres. En avait-il vraiment le droit ? Mais son devoir était peut-être de détruire ces traces de la civilisation passée, afin de laisser évoluer la communauté sans autres pensées que celles spontanées de la nécessité de vivre dans leur milieu, voire de survivre, toute idée ou concept parasites n’étant plus à redouter. Toutefois, se disait-il, il était probablement mauvais de laisser des hommes ignorants de ce qui peut leur arriver de l’extérieur. L’éventualité d’un événement nouveau extérieur au monde clos du village, apportant de nouveau une intrusion dans ce petit monde, était en effet loin de pouvoir être exclue.
En arrivant dans la grotte, il fut surpris. Non pas que la disposition des éléments composant cet intérieur secret soit différente de celle qu’il connaissait déjà, mais quelque chose d’insolite pourtant était présent, qu’il n’était pas en mesure de définir. Cette impression était si tenace qu’il ne put s’empêcher de faire l’inventaire de chaque objet, de s’en remémorer l’origine et les étapes par lesquelles il était arrivé là...
 

18 janvier 2008

Camouflage

Lavergne passa près des cases vides avec précaution, s’assurant qu’aucun regard indiscret ne l’accompagnait dans sa progression. Il refaisait ce chemin qu’il avait déjà tant parcouru quelques années auparavant. Un brin de nostalgie lui mordait le coeur. il s’arrêta un instant pour s’assurer qu’il était bien seul, qu’Amilcar n’était pas là, dans ses pas, revenu par il ne savait quel miracle. Sa fougue l’accompagnait encore. Il la sentait à ses côtés...
Il reprit sa progression, tout en réfléchissant à la manière de dissimuler cette grotte aux livres qui était dans son esprit la seule responsable de l’éloignement du jeune africain. Les traces du passage encore récent de ce dernier étaient visibles à l’embouchure du sentier qui s’enfonçait dans un apparent embroussaillage extérieur. La vigne marron avait bien progressé à cet endroit et avait effectué d’elle-même un camouflage efficace. La végétation était néanmoins écrasée au devant, pouvant attirer le regard et la curiosité. Lavergne traversa le rideau végétal et se dirigea vers l’entrée dans le roc située quelques mètres plus loin. Il se retrouva bientôt dans le goulet étroit le menant à ce qui était devenu l’antre magique et fantasmatique d’Amilcar.
 

17 décembre 2007

L'ivresse de la lecture

Quand il ressortit de l’antre magique, la descente du soleil vers l’océan indigo était déjà bien avancée. Il était tout embroussaillé, enchevêtré, décontenancé, emporté. L’esprit en déroute, mais bien présent, encore dans les multiples sensations que lui avaient procuré les quelques découvertes, fatigué par la lecture dont il n’avait plus l’habitude, après toutes ces années. Confusément, il pressentait que désormais, plus rien ne serait identique. Déjà, les mondes dévoilés par les lignes de texte défilaient et s’emparaient de sa propre existence. Tout son être s’embarquait dans un long voyage, dont les différents chemins semblaient sans fin, se divisant, et se recoupant, à l’assaut de nouveaux paysages extraordinaires, banals, angoissants ou paisibles. Ses neurones bouillonnaient, laissant à ses membres le soin d’effectuer les automatiques mouvements lui permettant de marcher. Il redécouvrait le monde. Littéralement. Il se secoua et, admirant à nouveau l’astre déclinant, il réalisa qu’il était trop tard pour remonter vers la bananeraie. Il n’aurait que le temps de repasser à la case avant de rejoindre Rose-Améline pour les derniers préparatifs en vue de l’habituel périple hebdomadaire prévu pour le lendemain vers Bras Sec...
 
 

01 novembre 2007

La grotte aux textes

Du haut de sa case, Judex  humait l’odeur des textes humidifiés par la fraîcheur de la grotte. Dans sa solitude, il se laissait déjà accompagner par les personnages qu’il allait faire sortir des livres. Traces de l’histoire du village situé en contrebas... Idées, espaces, êtres inédits, séduisants, déconcertants ou redoutables... Peut-être retrouverait-il des traces de la famille qu’il n’avait jamais connue... Peut-être trouverait-il enfin l’odeur, l’âge et le visage d’un père et d’une mère dont il ne connaissait pas même le prénom... Peut-être se retrouverait-il lui-même dans cette grotte, à l’abri des regards curieux des autres, à l’abri du soleil, dans l’ombre du tamarinier qui ne cesserait de lui offrir son feuillage en guise de couverture...
Une chose le surprenait : la présence dans ce lieu d’une telle quantité de livres et autres documents, signes de temps révolus, et pourtant excellemment bien conservés. Et pourquoi là ? Ca n’avait jamais été un lieu très habité. Cette grotte lui faisait l’effet de quelque mystère d’une vie passée, qui ne pourrait que faire foisonner son imagination. Cette sensation était encore amplifiée par le fourmillement qu’il ressentait dans chacun de ses membres. Il ne savait plus si tout cela était dû au travail qu’il avait fourni dans la terre, à la sieste mouvementée qu’il s’était accordée, ou aux récits imaginaires qui commençaient à grouiller dans son esprit.
Bien que la chaleur se soit intensifiée, il reprit le chemin de la grotte...
 
 

09 octobre 2007

La mangue juteuse

Judex se secoua, reprit sa pioche, travailla encore une petite heure pour terminer la préparation du carré, puis rassembla ses outils.
L’habitation était comme suspendue sur le promontoire et de loin, on l’aurait confondue avec un amoncellement de matériaux en tous genres, dont la caractéristique commune était la couleur claire. Tôles, bardeaux, résidus de parpaings, poteaux en bois, enchevêtrements de feuilles de chocas desséchées, le tout donnait au lieu une allure à la fois confuse et rangée, organisée malgré l’absence de moyens.
Les deux chiens, tout frétillants, se mirent à japper et se frottèrent au bas de ses jambes encore ruisselantes et rouges de glèbe. L'appentis dans lequel Judex pénétra était situé sur la façade sud, abrité des rafales des alizés par un rideau de bambous. Puisant avec une écuelle dans un large tonneau, il s’aspergea avec parcimonie le corps de liquide rafraîchissant, puis renfila sa culotte et sa chemise et se dirigea vers la pièce principale qui lui servait de cuisine, de salle à manger, et de chambre. Il se restaura frugalement grâce à quelques épis de maïs qu‘il grignota avec plaisir avant de déguster la mangue juteuse qu’il avait ramenée du carré.
 
 
 
épisodes précédents : Le coin Fiction
reprendre depuis le début : voir Amilcar 

08 septembre 2007

Eveil

Il tomba au milieu de la foule et se réveilla. En sueur. L’odeur de paille flottait dans l’atmosphère lourde du midi. Des bribes de son cauchemar repassait devant ses yeux, lui donnant la chair de poule. Il avait rêvé, mais il se rendait compte maintenant que celui dans lequel il s’était incarné n’était pas lui-même, mais Amilcar. Amilcar dans cette ville inhumaine et menaçante. Amilcar menacé. Son rêve lui avait montré son ami en fâcheuse posture. Pourtant, quand Judex pensait habituellement à lui dans la journée, il ne s’imaginait que des circonstances agréables dans la nouvelle vie que s’était trouvé Amilcar.
Pour la première fois, Judex se rendait compte qu’il avait un peu peur de ce qui pouvait advenir à son compagnon. Et il se dit également qu’il en était probablement ainsi pour Rose-Améline, sans qu’elle ne l’avoue ni ne l’exprime. Oui, il s’était caché jusqu’à présent la possibilité que tout n’était peut-être pas rose dans ce monde qu’avait voulu rejoindre Amilcar. Dans les livres non plus, tout n’était pas toujours au beau fixe. Et les livres dataient d’avant... Peut-être Amilcar le rêveur s’était-il trop fié à eux...
 
 
épisodes précédents : Le coin Fiction
reprendre depuis le début : voir Amilcar

22 août 2007

Cauchemar

Sur la place grouillante. Il était ballotté de tous les côtés. Le soleil irradiant une chaleur étouffante se mêlait à la chape des nuages lourds charriés par le vent. Une femme en haillon l’accrochait par la manche, un enfant presque nu courait derrière lui, ânonnant des paroles par onomatopées en espérant recevoir quelque trésor pour survivre. Les hommes tantôt pressaient le pas, n’ayant que faire d’une rue étrangère à eux et contrastant avec leur mise impeccable et intouchable de blancheur, tantôt courbaient le dos sous le poids de l’existence, regardant le bout de leurs pieds pour ne pas avoir à supporter d’autres regards. D’autres hommes, en uniforme ceux-là, étaient plantés aux quatre coins, ils semblaient enracinés, on ne voyait pas leur regard, si toutefois ils en avaient un, ils faisaient baigner les odeurs de l’espace dans des relents menaçants d’inhumanité, ils ne bougeaient pas, mais leur immobilité se tordait, se lovait dans des grimaces immondes et redoutables, donnant aux couleurs de reflets tragiques et horrifiants, le jaune se mêlant à l’ocre, et le vert au rouge, les couleurs montaient, s’enroulaient, s’associaient en spirales recouvrant la place et la foule. Il sentait en lui un grand vide se propager, en même temps que son corps transperçait par tous les pores de sa peau un liquide chaud, qui égouttait comme une substance purulente qu’il fallait évacuer. Il fallait qu’il fuit, qu’il prenne les jambes à son cou...
 
 
épisodes précédents : Le coin Fiction
reprendre depuis le début : voir Amilcar

05 juillet 2007

Le carreau patates

... Il la regardait s’éloigner maintenant avec surprise. Toute la matinée, Judex et Rose-Améline avaient travaillé à l’arrachage des racines dans le carré jouxtant la bananeraie, ne s’arrêtant que pour se désaltérer, ne s’échangeant que de rares paroles. Leurs yeux s’étaient pourtant croisés fréquemment, en disant plus long que d’éventuels discours. Il était tout à coup surpris de la trouver là, alors que la matinée avait avancé en sa compagnie. Il réalisait le chemin parcouru depuis la veille, sans que rien n’ait été dicté d’une manière ou d’une autre...
Ca s’était passé naturellement, elle l’avait suivi après le départ d’Amilcar, et elle était venue partager sa couche là-haut, sous les étoiles, à l’abri des bambous... Une longue partie de la nuit avait été dépensée en discussions sur le présent, le passé, l’avenir, les hommes, l’homme, la vie, leurs vies, leur vie. Et ils avaient mêlé leurs bouches puis leurs corps, comme si cela avait été inscrit depuis la nuit des temps, se rendant compte sans difficulté qu’ils étaient faits l’un pour l’autre. Le sommeil qu’ils s’étaient permis avait été très court, ce qui ne les avaient pas empêché d’unir leurs efforts dès le matin pour en finir avec le carré où devaient être plantées les patates.
Elle avait maintenant disparu derrière le rideau des acacias qui bordait le chemin du bas, et il reprit le labeur interrompu, espérant bien arriver à déterrer la souche sur laquelle il s’acharnait depuis plus d’un quart d’heure. Il ne pensait plus. Son attention était toute entière fixée sur le sol et la pioche qui commençait à lui meurtrir la paume de la main droite. Entre deux coups, la vision de Rose-Améline se surimposait  et lui arrachait un sourire sur son visage qui pourtant grimaçait la seconde d’avant.
Le nettoyage du champ était maintenant bien avancé. Il ne restait que quelques mètres carré encore encombrés par les restes de défrichage, avant de se retrouver devant les manguiers. Tout en faisant craquer la racine qui commençait à céder sous les coups répétés, il se rendait compte que son esprit restait vide, incapable de formuler la moindre pensée soutenue, la moindre réflexion construite. Il le laissait errer dans des nimbes immatérielles, lui faisant entrevoir ce que pouvait être le bonheur absolu. Il voguait dans un nirvana fait de lumière douce, de sons feutrés, et de sensations chatoyantes, puis, l’instant d’après, sursautait au choc sourd de l’outil heurtant un galet, surpris de la violence qui pourtant était le fruit de sa propre action...
 

20 juin 2007

Sur le chemin..

Ses méditations le ramenaient maintenant au-delà de sa propre existence, à la folie de l’humanité qui n’avait jamais compris qu’elle était une partie intégrée à la nature et issue d’elle, et non une conquérante devant livrer un combat avec elle pour survivre. Il pensait à Amilcar qui démontrait de nouveau le fond de l’homme, jamais contenté par la simplicité, recherchant toujours plus. Lavergne espérait seulement que le jeune homme reviendrait sur des conceptions plus saines de l’existence, après l’exploration de toutes les tentations auxquelles il avait cédé. Il se remémorait les conditions dans lesquelles il avait connu l’africain et sa soeur, dans quel état ils avaient erré. Lavergne sentit s’immiscer en lui le mordillement habituel de l’évocation du passé tellement imbriqué à celui de ces deux là.

Les années avaient passé, reléguant le souvenir de la souffrance à la marge de la réalité de la vie, et masquant petit à petit le bonheur d’une existence paisible derrière des rêves chimériques occasionnés par des images issues d’un autre monde, qui d’ailleurs n’existait probablement plus tel quel.

... suite ...

...épisode précédent

 

... début du récit... 

 

16 mai 2007

L'île

Son pas était régulier et posé, accompagnant le rythme des réflexions. Il avait décidé de remonter par le chemin de la Ravine à malheur, celle que les habitants alentour avait longtemps évitée du fait des légendes mystérieuses reproduites et embellies au fil des générations. Le bord du chemin était tapissé de goyaviers touffus et étouffant les autres espèces végétales. A cette époque ils ne portaient aucun fruit, n’offrant au marcheur que le spectacle de leurs feuilles lisses, fondant les parois du chemin en une couleur verte uniforme, où le regard cherchait désespérément d’autres teintes auxquelles s’accrocher. Lavergne échafaudait les plans de son projet, sur lequel il passait le plus clair de son temps et de ses nuits depuis maintenant plusieurs mois. Les moindres détails devaient être passés en revue, car il n’était pas question que survint un quelconque incident.
Au détour de la Pointe Cabri, son regard resta accroché sur le découpage des reliefs. Le panorama s’étendait de la mer jusqu’aux hauteurs du nord-ouest en toile de fond, exposant au premier plan la lente descente vers les plaines de l’ouest, tailladée par les échancrures profondes creusées au fil des siècles par les écoulements torrentiels impétueux et imprévisibles de l’été tropical. Il ne s’était jamais lassé de la vue exhibée en ce lieu. L’étendue liquide à gauche prenait selon les moments les teintes les plus diverses, ajoutant toujours au tableau une note originale tendant à persuader le spectateur qu’il était que jamais il n’avait encore pu bénéficier de l’oeuvre qu’il s’offrirait en parcourant de nouveau ce sentier.
Il contemplait la mer qui isolait l’île de toutes parts, cet océan qui n’offrait que peu de ressources aux hommes de l’île, qui était susceptible des plus grands courroux, comme en témoignaient les espaces désormais immergés des bas, agrandissant l’ancienne baie qu’il avait connu de nombreuses années auparavant. Tout juste pouvait-on deviner maintenant quelques anciennes routes émergeant de l’écume pour s’attaquer aux pentes menant vers les hauteurs autrefois surpeuplées mais nues. Nues car pelées de toute végétation, incapable de se développer sur cette terre appauvrie par des années d’exploitation humaine irréfléchie et avide. Quelques îlots arbustifs de feuillus, de rares agglomérats d’arbres esquissaient une reconquête de la terre,  qui allait demander un temps bien supérieur à celui qu’il avait fallu à l’homme pour écorcher vif ce rocher volcanique perdu.